L’explosion de ChatGPT, lancé en novembre 2022, a déclenché une course effrénée dans l’industrie technologique, poussant toutes les entreprises à annoncer leurs propres avancées en intelligence artificielle générative.
En seulement deux mois, le service a atteint 100 millions d’utilisateurs, un record de croissance.
Cette percée a transformé l’IA générative en une mode économique, avec une augmentation massive des recherches sur le terme “ChatGPT” et une explosion des investissements, qui ont atteint 17,4 milliards de dollars en 2023.
Les géants du web, comme Microsoft, Google, Amazon et Meta, ont répondu en investissant massivement dans des laboratoires d’IA ou en développant leurs propres modèles, tandis que même des entreprises sans lien direct avec l’IA, comme Buzzfeed, ont vu leurs actions bondir en annonçant l’adoption de la technologie.
L’article de Harvard Business Review (HBR) intitulé « L’IA ne remplacera pas les humains — Mais les humains dotés d’IA remplaceront les humains sans IA » soutient que même si l’intelligence artificielle ne remplacera pas directement les travailleurs humains, le paysage concurrentiel changera radicalement. Le principe de base est que les individus et les organisations qui intègrent efficacement l’IA dans leurs flux de travail surpasseront ceux qui ne le font pas, ce qui conduira à un scénario dans lequel « les humains dotés d’IA » remplaceront « les humains sans IA ». Ce changement est motivé par la transformation fondamentale que l’IA provoque dans l’architecture d’entreprise, depuis les modèles commerciaux et les opérations de base jusqu’à la manière dont la valeur est créée et délivrée. L’article souligne que les consommateurs sont déjà habitués aux expériences basées sur l’IA via des plateformes comme Google, Amazon et Netflix, et qu’ils attendent désormais des niveaux similaires de personnalisation et d’automatisation de la part de toutes les entreprises. Les dirigeants sont donc invités à favoriser un « état d’esprit numérique » dans l’ensemble de leur personnel, en faisant une compréhension.

Différenciateur Clé ou Table Stakes ? De quoi parle-t'on ?
Pour comprendre le débat, posons le cadre. En stratégie d’entreprise, ces deux concepts sont fondamentaux :
1. Les Table Stakes (Les Mises de Départ) : Ce sont les fonctionnalités, standards ou technologies obligatoires pour être un joueur crédible sur un marché. On ne vous félicite pas de les avoir ; on vous sanctionne si vous ne les avez pas.
Exemple : Avoir un site web responsive, un service client, un paiement en ligne sécurisé.
Avantage : Vous permet de jouer le jeu. Inconvénient : Cela ne vous fait pas gagner.
2. Le Différenciateur Clé : C’est un attribut unique et distinctive qui vous démarque de la masse et crée une préférence durable. C’est la raison pour laquelle on vous choisit vous et pas un autre.
Exemple : Un design iconique (Apple), une livraison en 24h gratuite (Amazon Prime à ses débuts).
Avantage : Crée un avantage concurrentiel et justifie un prix premium. Inconvénient : C’est coûteux à développer et souvent copiable à terme.
Toute technologie suit un cycle : elle naît différenciatrice, puis, en se démocratisant, elle devient une table stake. Le WiFi dans les cafés est passé de révolutionnaire à obligatoire en moins de dix ans.
La question est : Où en est l’IA générative sur cette courbe ?

L'IA, Nouvelle Table Stakes ? Les Signes qui Ne Trompent Pas
Plusieurs indicateurs suggèrent que la possession d’une IA basique est en train de devenir la norme, le “ticket d’entrée”.
1. La démocratie par API: Il n’a jamais été aussi facile d'”avoir” de l’IA. N’importe quelle startup ou PME peut, en quelques jours et pour quelques centaines de dollars, intégrer les modèles les plus puissants (GPT-4, Claude, Llama) via une simple API. La barrière technique et financière, autrefois vertigineuse, s’effondre. L’IA devient une commodité, un utility comme l’eau ou l’électricité.
2. L’effet “Me Too” des grands comptes: La pression concurrentielle et médiatique est immense. Aujourd’hui, une banque, un assureur ou un e-commerçant qui n’aurait aucun projet IA serait perçu comme en retard. Cette pression pousse à une adoption souvent superficielle pour ne pas être left behind accélérant ainsi sa banalisation.
3. La standardisation des cas d’usages: Certaines applications de l’IA générative sont déjà en voie de standardisation. Les chatbots de service client, la génération de contenu marketing basique, ou l’assistance à la rédaction de code sont des fonctionnalités que les clients commencent à attendre par défaut. Leur absence sera bientôt perçue comme un manquement.
Un rapport de McKinsey de 2023 note d’ailleurs que 55% des organisations interrogées ont déjà adopté l’IA générative dans au moins un domaine, signe d’une adoption massive et rapide qui caractérise les technologies en train de devenir des tables stakes.

Ou se cachera la Différenciation ?
Alors que l’accès aux modèles d’IA se démocratise via les API des géants (OpenAI, Google, Anthropic, Meta), la possession de la technologie cesse d’être un avantage en soi. Le différenciateur ne sera plus d’avoir de l’IA, mais comment on l’utilise. La bataille compétitive va se jouer sur quatre terrains distincts : la data, l’expérience, la vitesse et les coûts.
- La Qualité et l’Exclusivité des Données( Le Nouveau Pétrole est Privé) : Dans un monde où tout le monde utilise des modèles de base similaires, la qualité, la quantité et l’exclusivité des données d’entraînement et de contextualisation deviennent l’avantage ultime. Un modèle standard “hors de la boîte” est un étudiant brillant mais généraliste. Les données propriétaires d’une entreprise en font un expert mondial dans son domaine spécifique. C’est le principe du RAG (Retrieval-Augmented Generation) et du fine-tuning. Le RAG permet de connecter un LLM(Large Language Model) à une base de données vectorielle contenant les informations exclusives de l’entreprise (notes internes, documentation produit, historiques clients, brevets)[¹]. Le fine-tuning ajuste légèrement les poids du modèle sur un jeu de données spécifique. Comme le soulignent souvent les experts en data, “the best data wins, not necessarily the best algorithm” (ce sont les meilleures données qui gagnent, pas nécessairement le meilleur algorithme).
- L’intégration et l’Expérience Utilisateur(La magie invisible): La pire erreur serait de considérer l’IA comme un gadget à coller en surcouche d’un produit existant. La véritable différenciation réside dans une intégration si fluide et si naturelle qu’elle devient invisible, augmentant les capacités de l’utilisateur sans qu’il n’ait à apprendre un nouveau mode d’emploi. Comme dans GitHub Copilot, où la suggestion de code apparaît contextuellement, en temps réel, et se fond parfaitement dans l’environnement de développement du programmeur. L’IA n’est pas une fonctionnalité, elle est l’interface.
- Le Cout et l’Efficacité (La machine à optimisation): À moyen terme, l’adoption de l’IA conduira très probablement à une compression des coûts généralisée. La différenciation viendra alors de la capacité d’une organisation à utiliser l’IA pour optimiser ses processus internes de manière plus radicale et plus intelligente que ses concurrents, lui permettant soit de baisser ses prix, soit d’investir les gains dans l’innovation. Les rapports de Bloomberg et du World Economic Forum analysent régulièrement l’impact de l’automatisation IA sur la productivité sectorielle (logistique, service client, back-office)[⁴] .

Deux entreprises de logistique utilisent toutes les deux des outils d’IA pour optimiser leurs tournées de livraison.
Le suiveur l’utilise pour gagner 5% sur le carburant.
Le leader utilise un système IA qui optimise en temps réel les tournées en fonction du trafic, de la météo, des impératifs clients, et qui automatise intégralement la relation client pour les retards (emails, SMS, recalcul des livraisons). Il obtient 20% de gains d’efficacité, qu’il répercute en partie sur ses prix et réinvestit dans une flotte de drones pour les livraisons urgentes. L’avantage devient écrasant.
En résumé, la course à l’IA ne fait que commencer. La première étape – l’acquisition de la technologie – est en train de s’achever. La prochaine, la seule qui comptera vraiment, est celle de la stratégie d’implémentation. Le vainqueur ne sera pas celui qui aura le plus gros modèle, mais celui qui saura le mieux le connecter à ses données, l’insérer dans l’expérience utilisateur, l’utiliser pour accélérer son innovation et optimiser ses coûts de manière systémique.
Vers un nouveau terrain de jeu compétitif
L’essor de l’intelligence artificielle ne se limite plus à un simple outil technologique : il redéfinit les contours mêmes de la compétition entre entreprises. Aujourd’hui, intégrer l’IA dans ses processus peut encore constituer un avantage compétitif, mais dans quelques années, il est probable que cette technologie devienne un prérequis, un « ticket d’entrée » indispensable pour rester sur le marché. La véritable bataille se jouera alors ailleurs.
Ce nouveau terrain de jeu compétitif repose sur la capacité des entreprises à créer des écosystèmes fermés et interconnectés, où les effets de réseau et le verrouillage (lock-in) des utilisateurs joueront un rôle central. Les acteurs qui réussiront à attirer puis à fidéliser leurs clients via des plateformes intégrant l’IA combinant données, services et expériences personnalisées disposeront d’une longueur d’avance difficile à rattraper. L’IA ne sera plus seulement une question de performance technologique, mais de maîtrise stratégique de la donnée, d’intégration dans des chaînes de valeur et d’expérience utilisateur différenciante.
Dans ce contexte, la concurrence se déplacera progressivement de la simple adoption des outils IA vers la capacité à définir de nouvelles normes, à imposer des standards propriétaires, et à s’inscrire au cœur de l’infrastructure numérique mondiale. Ceux qui parviendront à transformer l’IA en catalyseur d’écosystèmes robustes et fermés établiront un verrouillage puissant : plus les utilisateurs s’engageront dans ces environnements, plus il sera difficile de les quitter. L’avantage compétitif ne viendra donc plus du fait d’avoir de l’IA, mais de la manière dont on l’oriente pour capter et retenir durablement la valeur.

Conclusion
l’intelligence artificielle sera bientôt un ticket d’entrée incontournable pour toute entreprise souhaitant rester sur son marché : ne pas adopter l’IA reviendra à se mettre en situation de retard stratégique. Cependant, posséder de l’IA ne suffira plus à se distinguer. Le véritable avantage compétitif émergera de la capacité des entreprises à tirer parti de l’IA de manière unique : exploitation de données exclusives, intégration intelligente dans les processus métiers, création d’écosystèmes robustes et sécurisés, et construction d’une relation de confiance avec les utilisateurs. Autrement dit, l’IA cessera d’être une fin en soi pour devenir un levier stratégique, où la valeur réside moins dans la technologie que dans la manière dont elle est utilisée et gouvernée. Les organisations capables d’anticiper cette évolution, de préserver leur autonomie tout en innovant de façon responsable, seront celles qui transformeront ce qui est aujourd’hui un simple outil en un avantage durable et différenciant.

Sources:
Haftor, D. M. (2025). Business ecosystems as a way to activate lock-in mechanisms. SpringerLink.
Climent, R. C. (2024). AI-enabled business models for competitive advantage. ScienceDirect.
Cuofano, G. (2025). The Strategic Map of AI. Business Engineer.
Red Hat. (2025). No one innovates alone: How open source and partner ecosystems are unlocking AI enterprises. Red Hat Blog.
McKinsey & Company. (2025). Seizing the agentic AI advantage. McKinsey Insights.
Article réalisé par Djelika Bocar Cisse